Hugo Schüwer-Boss "Sans titre (Lucrèce)" 2023
par Samuel Monier du musée des Beaux arts de Dole

« Nous aurons à nous arrêter souvent devant l’inconnu » Rainer Maria Rilke
Je n'aurais pas imaginé tenir ce genre de propos au sortir de l'atelier d'Hugo Schüwer-Boss. Il m'a fallu du temps, depuis la fin de l'été, pour poser les mots à venir. A méconnaître la démarche d'Hugo Schüwer-Boss, artiste que je connais pourtant de longue date, je m'étais arrêté à la vision d'une "abstraction trouvée" formalisée dans une veine minimaliste. Pour être sincère, la rencontre avec cette œuvre a été source d'une une expérience qui me renvoie à un autre vécu, il y a vingt-quatre ans dans la chapelle d'une église de Tolède devant "L'Enterrement du comte d'Orgaz" du Greco, deux histoires que je situe en miroir. Le tête-à-tête avec ce chef d'œuvre fut un bouleversement auquel je m'étais préparé, mais dont on ne ressort pas indemne face à l’intensité dramatique en jeu qui réside dans bien d'autres choses que dans les figures peintes. Ce sont des mots en pendant qui adviennent devant la toile d'Hugo Schüwer-Boss, à condition de s'accorder une chose essentielle pour l'apprécier, du temps. Par-delà la monumentalité du tableau et sa forme cintrée qui incline autant à la contemplation que l'œuvre du Greco, il faut laisser nos yeux et nos sens vagabonder au fil des nuances de couleurs pour que de l'abstraction apparente surgissent des forces et formes sous-jacentes venues des profondeurs de la toile. La subtilité en jeu dans ce dialogue à mots couverts tient surtout à ce que l'inconnu, l'indicible, prend vraiment corps, puisque l'apparition susceptible de nous captiver est si fugace selon la place, la distance qui nous relie à l'œuvre, ou encore selon la lumière qui la cisèle, que croire que l'on détient une parcelle de la vérité de l'artiste est une pure gageure.
Dédicace à Thomas Lévy-Lasne pour son entretien éclairant avec le peintre, à voir sur sa chaîne You tube Les Apparences.

Scène ouverte
par Elora Weill-Engerer.

Les peintures d’Hugo Schüwer Boss opposent une fin de non-recevoir à une définition précise et mortifère de l’image.

Preuve en est de la large palette utilisée et de la diversité des traitements : touches enlevées, gradients de couleurs, solvants, laissent apparaître peu ou prou le support et la matière.

L’artiste s’autorise ces aller-retours d’une série à l’autre pour empêcher le protocole de s’immiscer et amener l’improvisation dans une peinture initialement marquée par le hard edge.

Aussi, les formes peintes participent-elles de cette recherche de surprise : la composition a beau être simple, centrée, sans ambages, et géométrique, elle n’est pas conçue comme une pure abstraction autotélique.

Plutôt qu’un monde sans images, c’est un moment avant ou après leur apparition qui est transposé sur la toile. Image-fantôme, image-labile qu’on retrouve dans le symbole du phalène utilisé par Georges Didi-Hubermann dans son ouvrage éponyme, lapidoptère qui danse devant la flamme avant de s’y consumer.

C’est-à-dire que les œuvres sont autant de prodromes, espaces de latence avant la crise : elles tremblent, comme au seuil de quelque chose.

Surfaces potentielles de figuration qu’elles approchent sans jamais y tomber complètement, elles ont en ce sens le rôle de scènes ouvertes, dans l’expectative de l’évènement à venir.

Dans la série Waiting room, l’artiste projette justement les œuvres dans des décors montés de toute pièce - entrepôts, lieux abandonnés, chapelles -, qu’elles activent, ornent, éclairent d’un jour nouveau.

Hugo Schüwer Boss ne rejette par ailleurs pas la dimension décorative de son travail en général, puisqu’il se réfère aux grands formats comme des “lointains au théâtre, prêts à accueillir des personnages”.

Dans cette attention à la mise en espace, il n’est pas anodin que les tableaux soient pensés en séries, c’est-à-dire en ensembles non-dissociables d'œuvres qui forment côte-à-côte un environnement.

On pense notamment à la série Roman, qui mime la forme d’arches romanes dans des grands pans de couleurs diaphanes.

Hugo Schüwer Boss mentionne ces artefacts colorés dans l’art religieux qui font disparaître la pesanteur de la maçonnerie : ici, le dégradé lumineux induit une sensation d’espace.

Mises en relation, les œuvres sont englobantes et symptomatiques dans leur déclinaison : elles rappellent le pouvoir diffractant du montage et surtout l’importance du contexte où se situe chaque image.

La présence des tableaux est décuplée, comme lorsque se sent le soleil taper dans le dos.

De cet intérêt pour l’appareil d’exposition résulte le choix de l’artiste d’un accrochage des œuvres dans l’espace urbain, pour déplacer les pièces hors du white cube et de leur sédentarité.

D’où également l’absence de cadre qui n’oppose aucune limite à la peinture et la sort de son écrin sanctuarisant pour l’exposer nue.

Pour le sujet regardant, il n’y a dès lors plus de frontière entre le champ de l’art et son hors-champ.

Le jeu sur les formes géométriques alimente ce statut indéfini : les liserés blancs des compositions graphiques ou la présence régulière de motifs génériques (montagnes, arches, cercles, vagues) stylisent les tableaux dans une fibre numérique et leur confèrent en même temps un caractère emblématique, les apparentant à une signalétique ou à des symboles hiérophaniques.

Plus matiérées, les séries de toiles non enduites de lin brut s’opposent à ces illusions de spectres colorés tout en conservant l’aspect cryptuaire de l’image dans l'accentuation du geste.

Dans les deux cas, les couleurs sont “exhalées au bon endroit”, pour reprendre une formule d’Henri Michaux à propos de Paul Klee.

Puisés dans la culture pop-rock, les titres congédient toute hiérarchisation disciplinaire, et, associés à la pluralité des formats (petits, grands, triangulaires ou en tondos) privilégient le lâcher-prise et le one shot, terme que l’artiste rattache encore une fois au domaine musical.

Le large panel de styles picturaux fait de chaque tableau un phénomène, sorte d’image-kairos qui se cristallise au bon moment sur la toile.

Comme des formes prémonitoires, les œuvres se font presque à l’insu de l’artiste, qu’il se contenterait de retranscrire.

La référence qu’établit d’Hugo Schüwer Boss avec la photographie primitive est de fait significative, en ce que l’image attend d’être développée, catalysée, dans un processus d’apparition quasi chimique.

Ainsi, il s’agit d’une image analogique, par opposition à l’image numérique, qui, elle, est reproductible à l’infini, mais également au sens d’une science des correspondances qui crée une unité dans les oppositions, tel que l’entendait Octavio Paz : “L'analogie est la métaphore où l'altérité se rêve unité et où la différence se projette illusoirement comme identité”.

HSB-
par Hugo Pernet

Dans les derniers tableaux d'Hugo Schüwer Boss, la légèreté, la lumière, la perfection semblent faire leur retour. Ses nouvelles "arches" recréent de toute pièce un fantôme d'architecture romane dans l'espace d'exposition, quand leurs couleurs flamboyantes nous emmènent plutôt du coté de l'Orient. Pris individuellement, ces tableaux sont de pures abstractions, mais ils anticipent dans leur composition un accrochage en série qui les transforme en panneaux de trompe-l'œil. À un tel point qu'on ne peut plus décider de la nature ni du rôle du tableau : faut-il regarder le dégradé en tant que surface peinte, le voir comme on regarderait un soleil couchant à travers une ouverture, ou considérer l'espace d'exposition comme le négatif de la composition ? Historiquement, la peinture est ce qui s'est détaché du mur pour devenir un objet autonome : les arches d'HS-B nous déstabilisent parce qu'elles assument à la fois le statut de tableau et celui de panneau décoratif, et ne nous disent pas si on doit céder à l'illusion ou s'en tenir à "ce qu'on voit". Les autres peintures de la série nous portent encore plus loin dans la contemplation, et renouent avec les origines mystiques de l'abstraction. Elles figurent sans figurer des disques solaires, tels qu'auraient pu les styliser une civilisation disparue adorateurs des astres. Il s'agit de cercles jaunes ou orangés, parfaitement circonscrits dans des formats carrés dont les parties non-peintes (tout ce qui est en dehors de la forme, donc) sont laissées en réserve. La plus simple des abstractions possibles, mais là encore traitée de manière ambigüe : à travers la transparence des dégradés et la douceur du contraste entre toile brute et couleur, ses peintures nous emportent très loin et nous gardent tout près d'elles.
Hugo Pernet, janvier 2019

Bons baisers de Sibérie
Par Pierre Tillet

L’exposition Every Day is Exactly the Same, au Frac Franche-Comté, rassemble des peintures réalisées pendant une période de plus de cinq ans par Hugo Schüwer-Boss. La confrontation avec cet ensemble amène le critique qui ne veut pas être taxé de luron à s’interroger : y-a-t-il là une cohérence ? Pour répondre à cette question, il paraît opportun de comparer la toile exposée la plus ancienne, Borderline (2013) à l’une des plus récentes, Méliès (2017). La première est une large surface noire, mate, qui est autant une peinture abstraite qu’une image de peinture abstraite (hard edge, en l’occurence). L’événement plastique a été déporté sur la périphérie, où Schüwer-Boss a laissé en réserve des zones angulaires semblables à des quarts de losange très étirés (sur les côtés latéraux), ou très aplatis (dans la largeur). Ces parties non enduites font penser aux bords vifs d’un châssis mis en forme (shaped canvas). Il y a là un fertile paradoxe, puisque ce qui met en tension le tableau est ce qui n’est pas peint. Rapportée à Borderline, Méliès semble une toile créée par un autreartiste. En termes de format, ce tondo circulaire de petite taille (45 cm de diamètre) n’a évidemmentrien de commun avec le grand rectangle deux fois plus large que haut (320 x 160 cm) que l’on vientd’évoquer. D’autre part, contrairement à celle de Borderline (si l’on en excepte le pourtour), la surface de Méliès est loin d’être homogène. Elle est constituée par la superposition d’une quinzaine de couches de jus colorés, ce qui donne lieu à un tableau qu’il est à la fois plaisant et frustrant de contempler. L’agrément qu’il procure est lié à l’image de surface lunaire qu’il inspire. Quant à son caractère frustrant, il provient de son immatérielle matérialité, de son absence de texture, raison pour laquelle Méliès a l’air d’être davantage imprimé que peint.Pour importantes qu’elles soient, ces différences ne remettent pas en question l’unité du projet artistique de Schüwer-Boss. Observés avec un peu de distance, ses tableaux participent tous, à des degrés divers, d’une même affirmation, selon laquelle l’expérience de l’œuvre d’art est avant tout perceptuelle. Dans cette perspective, l’artiste mobilise différentes processus de travail ou stratégies qui, pour être distincts, ne sont pas nécessairement exclusifs les uns des autres. Tout d’abord, il se saisit de la question du mode d’être de la peinture abstraite, de sa puissance imageanteou de sa possible proximité avec l’aniconisme(1). Une autre stratégie est celle, assumée – et générantde vifs plaisirs rétiniens – qui vise à créer des tableaux offrant un maximum de rendement visuel(2). Enfin, Schüwer-Boss explore la frontière parfois ténue qui sépare la peinture comme surface ou objet créés manuellement de l’image produite mécaniquement, voire reproduite par les moyens de la photographie.À ce stade, il n’est pas inutile de souligner la justesse des choix expositionnels effectués par l’artiste. Accrochés « par le milieu » (soit en suivant une ligne qui passe par le milieu de chaque œuvre), les tableaux sont plus ou moins placés dans un rapport d’égalité les uns vis-à-vis des autres,ce qui permet notamment aux petits formats de rivaliser avec les grands. D’autre part, ils ont été disposés afin de permettre des confrontations formelles, chromatiques, etc. Ainsi, la proximité de Favicon (2014) et de Sybille (2015) entraîne une lecture inattendue de ces deux toiles. Le quadrangle rouge aux bords flous – un tableau hard edge dont le tranchant aurait été émoussé – évoque métaphoriquement la chair, tandis que Sybille, tondo ovale qui aurait pu être un portrait de famille si ses supposés personnages n’avaient été recouverts d’une boue verdâtre, prend une tonalitéfunèbre. Autre exemple de la qualité du display pensé par Schüwer-Boss, le puissant Borderline a été placé à la limite d’un mur, ce qui sied à son titre et permet d’en atténuer l’attractivité au profit des autres peintures (sans interdire au spectateur de s’y immerger).

Avant ou après l’image
Aux différentes stratégies mentionnées s’ajoutent d’autres approches qui en sont des variations. On versera ainsi au chapitre de la recherche d’une efficacité visuelle maximale certains des tableaux lesplus expressifs de l’exposition. Parmi ceux-ci, Siberian Kiss (2016) se caractérise par une sorte d’excès de la forme. Titrée d’après un morceau de Glassjaw, groupe de musique post-hardcore apparu dans les années 1990, l’œuvre évoque un entrelacs de pellicule filmique qui aurait été
partiellement brûlé ou attaqué à l’acide. Les coups de brosse obliques peuvent également faire penser aux rubans métalliques de ce fil barbelé au tranchant de rasoir qu’on nomme « concertina » – ce qui ajoute un attrait violent au tableau. Du même ordre, Épreuve (2016) est une toile à l’épaisseur hypertrophiée qui propulse vers le spectateur un « X », croix barrant l’espace pictural autant qu’il le qualifie. À ces œuvres s’opposent la déjà nommée Sybille, peinture d’après l’image, ou Tablette (2015), rectangle aux bords arrondis dont la marge entoure une sorte d’écran noir, semblable à un écran numérique agrandi, mais mutique, en attente d’image.Dans les tableaux de Schüwer-Boss, l’excès de forme voisine ainsi avec l’informe, c’est-à-dire le fond duquel une forme a été effacée, ou duquel pourrait surgir une forme. Tel surgissement revêt un caractère particulier dans Torrent (2015), vaste peinture rectangulaire qui résulte d’une multitude d’applications horizontales d’une petite brosse à rechampir. Ici, aucune bordure ne mime un cadre comme dans les toiles de la série Dorian (2014), dont l’espace central a été évidé. Aucune marge blanche ne désigne ce qui fait peinture, comme c’est le cas avec Siberian Kiss ou Épreuve. Torrent est une œuvre all over, à la fois matériologique, en ce qu’elle porte les marques de son processus de réalisation, et cinétique, en raison des vibrations qui apparaissent ici ou là. Ces dernières, qui résultent de la correction d’irrégularités dans l’application des couleurs, sont au service d’un propos iconique pour le spectateur, qui voit là l’image d’une surface liquide animée de courants horizontaux.Dans « la situation historique présente où tout est convié au statut d’image »(3), on pourrait regretter pareil choix. Mais chez Schüwer-Boss, le devenir image de la peinture abstraite n’est pas –tant s’en faut – synonyme de déception. S’agissant de Torrent, la cause en est que le spectateur identifie autant dans le tableau le résultat des gestes nécessaires à sa réalisation qu’une allusion à une réalité extérieure à la peinture. En ce qui concerne les œuvres les plus récentes, il en va différemment. Alors que le spectateur était incapable de maîtriser, d’un seul coup d’œil, l’ensemble de Torrent, ces dernières reposent sur l’articulation d’un dégradé de couleurs en expansion et d’une construction à la marge. Comme son titre l’indique, Ordinary Sunset II (2017) est un tableau à la fois abstrait (il ne représente rien) et figuratif (il renvoie à un coucher de soleil). Le liseré blanc proche de ses limites extérieures figure un cadre structurant et dans le même temps vain, car il ne contient pas le « paysage » qui fait fond. Il en va de même de la série Arche (2017), qui cohabite dans la seconde salle de l’exposition avec une « sculpture instrumentale » de Raphaël Zarka(4) (Paving Space Partition régulière W9M1, 2017), soit une œuvre qui vaut pour elle-même, tout en permettant la pratique du skateboard. Si aucun rapport immédiat n’apparaît entre les peintures de Schüwer-Boss et la masse du volume de Zarka, dans un second temps, il est loisible de leur attribuer une qualité commune, qui est de susciter une impression de glisse (du corps susceptible de rider la demi-pyramide tronquée surmontée d’un intrigant « périscope », du regard le long des toiles).

Hugo Schüwer-Boss, Every Day is Exactly the Same.
Frac Franche-Comté, Besançon, du 4 février au 20 mai 2018.

Notes
(1) Par « iconique », nous entendons ce qui relève de l’image et par « aniconique », ce qui s’oppose àl’image.
(2) Nous reprenons cette formule de Fernand Léger chez qui elle est récurrente. On la trouve par exemple dans « “La Roue”, sa valeur plastique », à propos du film éponyme d’Abel Gance, article paru dans Comoedia, Paris, 16 décembre 1922, p. 5, reproduit dans F. Léger, Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard, coll. « Folio / essais », 1997, p. 57.
(3) Voir Michel Gauthier, « La diagonale du fond. À propos des Unfurled Paintings de Morris Louis », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 60, été 1997, p. 58.
(4) Cette salle constitue une transition entre l’exposition de Schüwer-Boss et celle dédiée à Raphaël Zarka qui a lieu simultanément.