Cinémion et abstracta
Un texte de Paul Bernard

Hugo Schüwer Boss, Losanges, 2013, espace Bikini, Lyon

En novembre dernier, la chorégraphe Marie Agnès Gilot invitait Olivier Mosset à réaliser le décor de son ballet à l’Opéra de Paris. Les spectateurs eurent ainsi le temps de contempler, quelques minutes avant la représentation, les gigantesques zébra jaunes et noirs réalisés par le peintre sur le rideau de scène. Sous la monumentale coupole de Chagal, la peinture abstraite la plus radicale venait éclabousser avec autorité la grandiloquente architecture néo-classique.
L’année dernière toujours, on pouvait voir à la rétrospective consacrée à Gerhard Richter au Centre Pompidou, un autre rideau, représenté dans des nuances de gris sur toute la largeur d’une toile (Vorhang III, hell, 1965). Dans le catalogue de l’exposition, on trouve, page 28, une photo noir et blanc de l’atelier du peintre en 1965. On y devine une petite étude de l’un desVorhang accroché juste à coté d’un rideau ouvert sur un placard. En plissant a peine les yeux, on pourrait croire qu’un fragment rectangulaire de la tenture a été copié/collé pour venir prendre place à quelques centimètres d’elle. Cette petite version a été elle aussi montrée en 2012 dans une exposition à Lausanne consacrée au Photomaton[1]. Le voile ne cache plus le spectacle mais l’espace exigu et intime de la cabine, du placard.
Finissons l’année 2012 en évoquant enfin les publicités pour le Centre Pompidou Metz aperçues dans le métro parisien en mai dernier vantant « le plus grand Picasso du monde », montré à l’occasion de l’exposition 1917. L’œuvre en question ne figure même pas sur la publicité : il s’agit d’un monumental rideau de scène de 10,5 par 16,5m réalisé pour Parade.
Trois histoires de grands peintres et de rideaux entrevues ces derniers mois – il y en aurait évidemment beaucoup d’autres à narrer. Le motif est trop beau pour ne pas y voir, dans ses apparitions successives au XXe, l’obstruction progressive de la fenêtre d’Alberti, une manière de sonner le glas de la storia picturale et célébrer l’émergence de l’abstraction[2]. Il permet également dans les trois cas évoqués, de faire dialoguer la peinture avec les autres arts : la danse pour Mosset, le théâtre pour Picasso, la photographie pour Richter. Ou, sur un versant plus anecdotique, d’entrevoir les relations qu’entretient l’art avec ses conditions de production, de diffusion et de réception : Richter et l’atelier, Mosset et le spectacle, Picasso et la publicité.

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Il fût d’abord question de rideaux pour l’exposition d’Hugo Schüwer Boss à Bikini. L’un de ses tableaux montre en effet deux triangles rouge vif installés symétriquement dans les angles supérieurs d’un monochrome bleu nuit. Composition minimale, format standard, palette réduite : avec la rigueur élémentaire d’une signalisation routière, le peintre figure ainsi l’ouverture d’un rideau sur l’obscurité. Pourtant la composition répond à un protocole basé sur la section du châssis ; elle n’engage en rien ce qui y est représenté. En réalité, n’était-ce le titre,Curtains, nous n’aurions probablement pas décelé le moindre voile et j’aurais alors commencé mon texte d’une toute autre manière. Le sujet du tableau n’a pas été choisi préalablement, il n’est que l’effet d’une recherche picturale. Avec ce titre qui force le regard, Schüwer Boss inscrit sa radical painting dans une histoire humoristique de l’abstraction, celle inaugurée au XIXe siècle par Alphonse Allais et son Album primoavrilesque dans lequel on trouve un monochrome rouge légendé « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer rouge ». Nous voilà bien loin des titres latins exaltant le sublime d’un Barnett Newman.
En fait, en donnant un titre, Schüwer Boss invite le regardeur à s’emparer à son tour de la forme pour y projeter d’autres images, d’autres histoires. Conscient qu’ « un tableau abstrait convoque une somme de peintures qui l'ont précédé et cela malgré lui » mais également que « l'histoire de l'art est aujourd'hui plus une addition qu'un cloisonnement[3] », le peintre privilégie les formes à la croisée des références savantes et populaires, capables d’allers-retours entre l’histoire de l’art et la culture au sens large. De même qu’un rideau de scène devient « Le plus grand Picasso du monde » lorsqu’il atterrit dans le métro, les lettres OM, initiales d’Olivier Mosset, renvoient à l’Olympique de Marseille lorsqu’elles accompagnent deux bandes bleu ciel sur un carré blanc.

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Comme les exemples cités plus haut, la peinture n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle se mesure avec d’autres médiums, le combat fut-il perdu d’avance. En 1983, Mosset, toujours lui, installait deux monochromes sur les murs latéraux d’une salle de cinéma à Neuchatel qui projetait Octopussy, se réjouissant que ceux « venus voir un film à succès [puissent] voir aussi éventuellement de la peinture[4]. » Olivier Mosset contre James Bond : il y a là un certain panache à voir la peinture la plus mutique se confronter au film d’action. Par ce geste le peintre voulait faire coexister cote à cote, dans un divorce réel mais consommé, cinéma et abstraction. De son coté, l’un des procédés de Schüwer Boss consiste à repérer sur l’écran les restes de l’idylle. Evoquons par exemple Médiavision : une cible rouge et orange prélevée dans le spot publicitaire diffusé dans les salles obscures avant chaque grosse production. En lui reconnaissant la noblesse d’une peinture, il y a comme une manière de montrer que l’abstraction est déjà parmi nous, qu’elle n’est plus une affaire d’avant-garde mais qu’elle a imprégné, depuis longtemps, les supports de com’. Après le plus grand Picasso du monde, l’abstraction la plus vue au cinéma.
Venons-en maintenant brièvement aux deux losanges. L’effet de figuration est cette fois-ci moins évident, il ne s’agit pas non plus d’une abstraction trouvée.
On y trouvera l’esquisse d’un jeu sur la perspective, comme une amorce des effets hypnotiques de la peinture d’illusion. En plaçant ces carrés sur leurs pointes, le peintre accentue cette impression de trou noir dans lequel on s’immerge en prenant doucement de la vitesse. Au contraire de la surface blanche, immaculée, en attente de signes, la surface noire, opaque, semble tous les contenir. Une fois de plus nous demeurons au seuil de l’image. L’équivalent cinématographique serait à trouver dans les génériques de Saul Bass, particulièrement celui réalisé pour Vertigo, dans lequel une succession de formes abstraites ne cessent de tournoyer sur un fond noir entrouvert par les pupilles de Kim Novak. De même, le rideau de Curtains a quelque chose à voir avec le rideau de Twin Peaks qui forme le passage fantastique vers la loge noire, espace hors du temps, monde des doubles et des énigmes. L’une des peintures de Schüwer Boss s’intitule d’ailleurs The lost art of keeping a secret. Façon de dire que l’abstraction recèle encore bien des mystères, et que malgré les apparences, elle demeure plus mystique que rationaliste.

Paul Bernard

[1] Derrière le Rideau – l’esthétique photomaton, 17 fév.-20 mai 2012, Musée de l’Elysée, Lausanne.

[2] Dans son célèbre traité De pictura écrit en 1435, Leon Batista Alberti définit la peinture comme une « fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l'histoire (storia) ».

[3] Hugo Schüwer Boss, « entretien avec Timothée Chaillou » in Archistorm, n° 50, Sept./Oct. 2011. Consultable sur le site : http://www.timotheechaillou.com/conversations/hugo-schuewer-boss/

[4] Olivier Mosset, « Les deux peintures de la galerie Média », 1983, repris dans Olivier Mosset,Deux ou trois choses que je sais d’elle… Ecrits et entretiens 1966-2003, Genève : Mamco, 2003, p.113.

Hard-edge / Straight-edge
par Hugo Pernet

Black Flag 3D d’Hugo Schüwer-Boss reprend le célèbre logo du groupe de punk éponyme. Depuis les Flags de Jasper Johns, il est admis qu’un tableau peut-être considéré comme un drapeau et inversement. Composé de 4 panneaux monochromes noirs, Black Flag (3D) revendique ainsi son appartenance à l’histoire de toutes les black paintings : celles de Goya, Reihnardt, Stella ou Steven Parrino. En extrudant le logo de sa planéité iconique pour en faire une œuvre en volume, Schüwer-Boss ramène la peinture sur le devant de la scène et la replace dans l’histoire récente du tableau abstrait. Black Flag 3D est à la fois une œuvre monochrome classique et un travail d’appropriation : Hugo Schüwer-Boss en fait le drapeau de sa double passion pour la musique hardcore et la peinture la plus radicale.

Hugo Schüwer Boss
par Vincent Pécoil

Le 7e art a surclassé à tel point les six autres qu’on ne sait plus très bien desquels il s’agit ou en tout cas dans quel ordre il convient de les classer. De plus en plus envahissante, la concurrence du cinéma empiète désormais aussi sur le terrain de la sculpture, en prétendant être en « 3D ». La peinture, qui se targuait autrefois d’être « parlante » (d’être comme la poésie), affirmait sa noblesse en se voulant l’égale de la littérature. Elle a trouvé sur son chemin des rivaux (la photographie, le cinéma, la télévision…) capables non seulement de l’égaler dans un certain nombre de tâches, mais encore de la dépasser. Au fur et à mesure que le cinéma s’est accaparé l’illusion et le récit, la peinture s’est faite de plus en plus taiseuse. Elle finit même par devenir tout-à-fait muette, à peu de choses près au moment où le cinéma est devenu parlant. Sa noblesse, elle l’a cherché ensuite dans quelque chose que le cinéma, la photo ou la télévision n’était pas, et ne pouvait pas être. Cette quête négative l’a mené à l’abstraction sous toutes ses formes, lyrique, expressionniste ou constructive, informelle ou géométrique.

Mutisme volontaire, certainement, mais on peut aussi se demander si il n’y aurait pas quelque chose relevant de la blessure narcissique dans toute cette histoire – et se demander dans quelle mesure ces nouveaux médias ne lui ont pas tout simplement fermé le clapet, avec l’insolence qui caractérise la jeunesse. Contrairement à « vu à la télévision », l’expression « vu en peinture » n’est pas devenue un argument de vente pour les jouets ou les produits ménagers. Il n’est pas interdit, bien sûr, de considérer cette défaite du point de vue économique comme une victoire symbolique : l’assurance de préserver son propre espace imaginaire de l’emprise des images du cinéma. Mais cela n’était vrai qu’idéalement, car ce monde des images cinématographiques ou télévisuelles est bel et bien là, et son emprise sur notre imaginaire est on ne peut plus réelle. Revenir sur cette histoire tout en gardant présent à l’esprit cette réalité tout aussi concrète que peut l’être celle du tableau abstrait, dans sa matérialité, c’est que fait Hugo Schüwer Boss. Par un retournement qui s’apparente à un contre-environnement, le contenu de sa peinture devient le film, exprimant la nécessité d’un arrêt sur image, ou d’une césure dans leur enchaînement. (Les « cigarette burns », ce motif qu’il reprend en peinture, correspond au signal du changement de bobine pour les projectionnistes.) Sa peinture reste paradoxalement abstraite, en ce sens qu’il ne donne pas à revoir les images du cinéma, mais s’efforce de mettre en avant les moyens spécifiques de cet art, de ses conditions de possibilité — ses producteurs (20th Century Fow, WB), ses annonceurs (Médiavision), ou par la même occasion ses récepteurs, aussi, le spectateur/regardeur en étant lui-même la « cible » marketing.

Aller chercher la peinture là ou elle se trouve
par Yannick Miloux

Depuis qu’il est sorti de l’Ecole des Beaux-Arts de Besançon en 2006, où il a suivi avec son compère Hugo Pernet, l’enseignement de Vincent Pécoil, Hugo Schüwer-Boss a fait quelques apparitions remarquées sur la scène de l’art.
Je me souviens, entre autres, de sa participation à « Op-Ed World » à la galerie Frank Elbaz au printemps 2007 où, au milieu d’œuvres plus ou moins directement inspirées par les media, Schüwer-Boss présentait un adhésif ovale noir cerné d’un liséré jaune « Cigarette Burn » collé tout en haut du mur. Ce signe à l’allure d’un produit dérivé (était-ce encore une peinture ou déjà un élément de signalétique ?) rejouait de manière littérale et appuyée un ancien code technique du cinéma, le signal pour le projectionniste du changement imminent de bobine.
A la Villa Arson, la même année, dans l’exposition « Half Square, Half Crazy », l’artiste présentait une peinture « customisée », « Blue Lagoon », où une belle surface monochrome verticale était éclairée depuis l’arrière par des néons, l’œuvre étant équipée d’un interrupteur. Une sorte d’aura sur commande qui rappelle le terme « halogo » repris par Naomi Klein dans son fameux ouvrage « No logo ».
Donnant quelques détails sur cette œuvre, l’artiste explique :
« Ce qui m’intéresse ici, c’est de forcer un peu le trait tout en gardant à l’esprit que les vocabulaires peuvent se croiser ».

En ce début de XXIème siècle, l’attitude de Schüwer-Boss démontre, s’il le fallait, que les signes abstraits ont envahi notre champ visuel. C’est d’ailleurs avec une certaine malice que l’artiste, avec son collègue et ami Hugo Pernet, a entrepris de rechercher l’héritage de l’art conceptuel et minimal dans l’espace urbain et de donner à cette enquête photographique la forme d’un fanzine. Ainsi, la page « Usual painting » (peinture courante, usuelle) montre de vifs aplats colorés sur le sol et au bas des murs qui servent de points de repère dans des parkings souterrains; celle nommée « Tribute » (hommage) est consacrée à des grilles, des portes de garages et des marquages au sol qui revisitent la signalétique urbaine. L’ensemble constitue une sorte de visite guidée particulièrement informée sur cet héritage de signes visuels disséminés que l’enquête photographique permet de révéler en les prélevant de leur contexte.
En 2009, à l’occasion d’une exposition d’anciens élèves de l’Ecole Régionale des Beaux-Arts de Besançon, Hugo Pernet écrit un court texte sur son ami. Parlant d’un polyptique de « casiers » grandeur nature tout en longueur (« High School (Lockers) »), Pernet écrit :
« cette œuvre nous invite plutôt à observer le monde tel qu’il est, et à chercher la peinture là où elle se trouve littéralement : dans les couloirs des écoles ou des hôpitaux, mais aussi les parkings souterrains, le marquage au sol, les stations de métro… : usual painting. »(1)

La plupart des œuvres de Schüwer-Boss sont des oxymores (2). La forme et le fond s’y superposent jusqu’à se confondre et peuvent conduire à la stupéfaction, un peu comme dans l’histoire de la poule et de l’œuf. Les codes visuels dont il s’empare sont parfois très connus et renvoient à la publicité, au cinéma, à la musique ou, de façon plus « codée », au domaine de la peinture, de la voiture, de la couture, du sport… Il force juste un peu le trait et s’en amuse, revisite l’histoire du design graphique et de la peinture (notamment américaine) en rejouant les impacts et les effets, en croisant les vocabulaires.
Si, comme il l’écrit, le monochrome est une matière première, le shaped-canvas aussi bien que le tondo sont des peintures en forme qui rendent possibles des analogies littérales – des tautologies ( ?) - et des doutes quant à ce que l’on voit. Avec Hugo Schüwer-Boss, le territoire de la peinture abstraite se redéploie comme un nouvel espace de jeu où les effets et les références sont souvent doubles, voire triples, comme dans une audacieuse partie de billard. On pourrait d’ailleurs se demander ce que peut bien devenir cette histoire de la poule et de l’œuf à notre époque de clonage et de modification génétique.

Dans un texte récent joliment intitulé « L’art perdu de la peinture abstraite », le complice Pernet se demande si la peinture abstraite n’est pas simplement un art perdu, terminé, et envisage la pratique de l’ « abstraction trouvée » de Schüwer-Boss comme une réponse naturelle (mais pas exclusive) à cette situation. « Ramener dans le champ du tableau abstrait des éléments prélevés dans l’environnement de l’artiste, et ce justement parce que ces éléments en seraient redevables »(3), voilà une formule qui fait penser au vieil adage « Rendre à César ce qui appartient à César ». Cependant, autant on sent chez Schüwer-Boss un plaisir à mélanger les vocabulaires et leurs provenances, autant pointe parfois une certaine nostalgie.

Ainsi « Polaroïd » 2006, ou « Diapositives » 2007 montrent sous formes de tableaux noirs et blancs (aux bords arrondis pour les seconds) des objets photographiques devenus obsolètes à l’ère du numérique avec des moyens qui le semblent tout autant, ceux de la peinture aujourd’hui (l’artiste parle à leurs propos d’ « images pas développées, pas encore là »).
« Blue Crush » reprend le format trapézoïdal des affiches inclinées qui suivent les escaliers du métro, le bleu étant cette couleur d’entre deux affiches.
« Cigarette Burn », on l’a évoqué plus avant, est un code visuel pour les projectionnistes.
« Médiavision » 2009 est un tableau-cible directement emprunté au monde du cinéma et à sa diffusion en salle. Il s’agit du motif du générique qui ouvre et ferme la séquence publicitaire après les bandes-annonces des films à venir et avant la projection du film que l’on est venu voir. Un petit personnage animé lance une pioche au cœur d’une cible jaune et rouge à laquelle l’artiste redonne, par la peinture, consistance et durée.
Pour conclure provisoirement, laissons la parole une nouvelle fois à son fidèle commentateur :
« Parce qu’elle n’est ni purement conceptuelle, ni purement visuelle ou picturale, qu’elle s’inscrit franchement dans l’histoire de l’art tout en évitant de la commenter, la peinture d’HSB acquiert une valeur « morale ». Elle se trouve à un point de l’histoire où il est possible qu’elle soit à la fois belle et intéressante ».(4)

Yannick Miloux, mai 2010

Hugo Pernet : « Hugo Schüwer-Boss » in « Les anciens de … » Ecole Régionale des Beaux-Arts de Besançon, avril 2009, p. 120
Au début du même texte, Pernet parle de « charges opposées : minimaliste et pop, abstraite et hyperréaliste, radicalement accessible. » Op. cit. p. 117
Hugo Pernet, communiqué de presse pour l’exposition « The lost Art of keeping a secret », galerie Besançon,
Op. cit. p. 120